▬ dear prudence, open up your eyes.

Je me tenais là, assise en tailleur sur cette chaise qui me faisait mal aux fesses. Mes yeux étaient fixés sur la tasse de café que je tenais entre mes mains frigorifiées. Je distinguais des voix autour de moi, mais je n’y prêtais guère attention. J’étais encore plongée dans mes pensées, dans mes rêves. Après tout, j’étais réveillée depuis à peine trente minutes, j’avais bien droit d’avoir mon petit temps de démarrage qui en général, variait – selon mes humeurs – entre trois quarts d’heure et une heure. « Prudence. Prudence, tu m’écoutes ? » Tiens, on m’appelait. Mon regard quitta à conte cœur la jolie couleur noire du café, pour rencontrer les yeux bleus de mon frère. J’haussai les sourcils pour prendre un air qui voulait dire ‘qu’est ce que tu racontes encore ?’, avant de lui accorder un léger sourire. « Je disais que j’allais sûrement être accepté à Cambridge, selon mes professeurs j’ai toutes mes chances. » Cambridge. Professeurs. Hum. Il y avait trop de mots compliqués pour moi. « C'est formidable, tu ne trouves pas ma chérie ? » Mon frère. Ce héros. L'exemple. Le gars que tout le monde voulait avoir pour amis, aux pieds duquel les filles étaient en extases. Il était parfait, tellement parfait. Je me demandais souvent s'il n'y avait pas eu une erreur à la maternité. Si la vraie Artémis Prudence Duffy n'était pas quelque part dans la nature. Je ne méritais pas vraiment ma place dans cette famille. J'étais blonde alors qu'ils étaient tous bruns. J'étais une férue d'arts, alors qu'ils se passionnaient pour les sciences. J'étais apparemment totalement homosexuelle alors qu'ils étaient quand à eux, hétérosexuels. J'étais le vilain petit canard de la famille. « Formidable. Exactement. C'est le mot que je cherchais. Hum. D'ailleurs, j'ai quelque chose à vous dire moi aussi. » Je vis mon frère sourire légèrement. Il le savait lui. Je lui en avais parlé il y a déjà longtemps, j'avais seize ans à l'époque. Il l'avait remarqué tout seul comme un grand. Un jour, il m'avait proposé qu'on fasse un petit voyage à Londres tous les deux, comme on aimait le faire si souvent. Il m'avait sortit le grand jeu du "tu me caches quelque chose, je veux savoir quoi, j'ai déjà une idée, mais je vais attendre que tu parles". Et je lui en avais parlé. Les mots étaient venus facilement. C'était normal, après tout, c'était mon frère, l'homme de ma vie. Celui qui veillait sur moi depuis de nombreuses années. Mais là, j'avais ma mère à ma droite, mon père à ma gauche, mon frère en face de moi qui faisait son possible pour m'encourager en silence. « Je sais pas vraiment comment le dire en fait. » Ma mère posa une de ses mains sur les miennes qui étaient jointes et posées sur la table. Je pouvais lire son inquiétude dans ses yeux. Non, elle n'avait pas à s'inquiéter voyons, ce n'était pas si grave que ça. C'était comme préférer une glace à la framboise, à une glace à la pistache. Non, ce n'était pas pareil du tout en fait. « Dis le juste. Je ne sais pas ce que tu as à dire, mais, dis le. C'est tout. » Je pris une profonde inspiration pour m'empêcher de pleurer. J'avais la désagréable impression qu'elle savait déjà ce que j'avais à dire. Ma mère lisait en moi, je n'avais jamais été capable de lui mentir. « T'es enceinte ? » J'entendis mon cher frère exploser de rire, évidemment, il arrêta vite quand il vit mon regard noir super méchant. En général, mon père ne parlait pas pour rien dire. Il était souvent silencieux, et écoutait plus qu'il n'en disait. Le fait qu'il parle donc, révélait son inquiétude. « Non papa. Je ne suis pas enceinte par contre... » Je pris une profonde inspiration, baissai durant quelques secondes mes yeux sur ma tasse de café - qui était froid d'ailleurs à présent -, puis je relevai la tête. Je regardais mon frère droit dans les yeux, lorsqu'enfin, ce que je voulais dire depuis deux ans, sortit difficilement de ma gorge. « Je suis... J'aime les filles. Oh my God. Je l'ai dis. Je suis homosexuelle. Wow. Ça semblait pas si facile à dire. » Intérieurement, j'exultais, j'avais envie de me lever et de danser, car je venais de le dire devant mes parents. Parents qui semblaient un peu sous le choc de la nouvelle d'ailleurs. « Je me demandais combien de temps tu allais attendre avant de nous le dire... » Je fronçai aussitôt les sourcils. Qu'est ce qu'elle racontait là ? « Prudence, Prudence, Prudence... Je suis ta mère. Il y a certaines choses qui sont évidentes pour moi. Cela ne change rien pour moi. Tu es toujours Artémis Prudence Duffy. Ma fille. Si tu voulais un super drame, je suis désolée, ce n'est pas mon genre. » Voilà quelque chose à laquelle je ne m'attendais pas. Je pensais que j'allais avoir droit à une crise, quelques cris, mais non, rien. C'était tout ma mère ça. On ne savait jamais à quoi s'attendre avec elle. Mes yeux se posèrent ensuite sur mon père. Il se leva sans un mot et me tourna le dos tout en marmonnant dans sa barbe. « J'aurais préféré que tu sois enceinte. » Il ne m'a plus adressé la parole depuis.